Serva Italia

29/1/1945

 

L'Italie mène en ce moment une curieuse politique vis-à-vis de la France. Par moment, elle lui fait des avances. Elle voudrait que nous oubliions l'agression de juin 1940 dont elle rejette toute la responsabilité sur Mussolini. On dirait même que le Gouvernement italien essaie de trouver dans le Gouvernement français, une sorte d'avocat qui plaide sa cause auprès des Alliés.

Mais peu après, et presque simultanément, le Gouvernement italien émet de curieuses prétentions concernant le statut des Italiens de Tunisie. Il semble supposer que les anciens accords intervenus à ce sujet pourraient subsister. Une telle inconscience frise la candeur ou l'impudence. Ces accords avaient une contrepartie : l'amitié de l'Italie ou tout au moins la bonne entente avec elle. Ils étaient un sacrifice que nous avions consenti, une légère atteinte à notre souveraineté que nous avions acceptée pour entretenir des relations pacifiques et sans acrimonie avec notre voisine. L'Italie nous a quand même déclaré la guerre ! Que reste-t-il de cet accord ?

Il appartiendra à la France de décider, comme il lui plaira, du statut qu'elle entendra donner aux Italiens de Tunisie. Nous ne nions pas qu'il y ait un problème. Cette masse allogène sur un de nos territoires en soulève même de nombreux, et d'autant plus que si le colon français ne se présente pas comme un concurrent du Tunisien, mais au contraire comme un créateur de richesses dont ce dernier profite et comme un sourcier de travail, pour lui l'émigré italien, beaucoup plus pauvre, beaucoup plus humble que le colon français est le concurrent direct de l'Arabe aussi bien sur le marché de la main-d’œuvre que dans les marchés artisanaux et le petit commerce.

Mais c'est là un problème français. L'Italie s'est ôté le droit d'émettre une opinion à ce sujet.

Non pas que nous gardions à l'égard de l’Italie une excessive rancune. La rancune est une position stérile, indigne d'un grand peuple. Nous savons aussi que le peuple italien n'a suivi Mussolini, dans son agression contre la France, que de très mauvais gré. Peut-être, d'ailleurs, dans ces réticences, la prévision des catastrophes à venir entrait-elle pour une part. Surtout les Italiens n'avaient que peu de goût pour l'allié allemand qui ne prenait même pas la peine de cacher son mépris pour lui (je n'ai jamais entendu plaisanteries plus cruelles sur les Italiens que dans la bouche des Allemands au plus fort de l'alliance germano-italienne). La France, en tout cas, a un certain intérêt  dans l'amitié de l'Italie. Nous l'avons dit à propos de l'Espagne : la France est à cheval sur la Méditerranée. Or, de même que l'Espagne, l'Italie est comme enclavée dans notre Empire. Il est indispensable à notre sécurité qu'elle reste  désormais dans notre orbite politique. Cela vaut quelques concessions d'amour-propre et l'oubli de rancœurs mêmes légitimes.

L'Italie mussolinienne fut un exemple singulier d'un pays dévoyé en sa mission véritable. L'Italie est un pays pauvre, sans grande industrie, sauf dans une régions très circonscrite du nord. Elle a, par contre, de grandes traditions culturelles. L'erreur de Mussolini fut de vouloir la développer, non pas dans le sens de ses traditions, mais d'en faire une puissance économique et guerrière pour laquelle elle n'avait ni les ressources, ni les élites nécessaires. Il ne put donc réaliser qu'une construction de carton, un faux-semblant. Il fallait être Pierre Laval, l'homme-qui-s'est-toujours-trompé, pour se laisser prendre à ce bluff et compromettre, pour le profit de cette puissance de stuc et de plâtre, l'amitié franco-britannique.

L’Italie paie si chèrement ces erreurs que Mussolini lui a fait commettre, que si nous n'en avions d'autre motif, la pitié suffirait sans doute à apaiser notre rancune. Pour ma part, je me rappelle le dégoût, pour ne pas dire la haine, qui me prit au cœur quand, au 10 juin 1940, sûre déjà de notre défaite, l'Italie nous déclara la guerre, comme un charognard se jette sur un mourant. Je me rappelle aussi ces avions italiens bombardant et mitraillant la théorie douloureuse des femmes, des enfants, des soldats désarmés sur les routes de notre exode. Mais je vois la situation de l'Italie, et j'ai quand même pitié. Elle va perdre ses colonies, elle est profondément divisée contre elle-même et promise à un chaos politique : sa plus riche province, la Sicile, semble en ce moment vouloir s'en détacher. Mais surtout l'Italie a souffert tragiquement de la guerre qui s'est déroulée si lentement, et partant, si cruellement, sur son sol. L'Italie est, du sud au nord, dévastée, ravagée. Ses villes ne sont que ruines. Imaginez la France si sur tout son sol, la guerre s'était déroulée comme dans le Cotentin. Cet amas de douleur plaide malgré tout pour l'Italie ; nous ne pouvons pas refuser complètement la main que dans sa détresse, elle nous tend, cette misérable Italie à qui nous ne pouvons plus penser sans entendre le vers de Dante,

Serva Italia, Albergo di dolore !